Derrière la porte

La porte se referme.
Derrière elle se retire la réalité. Les détails du quotidien : le souffle de l’ordinateur, le claquement d’un volet contre le mur extérieur de la maison, le ronronnement discret des appareils électriques… Ils ne se taisent pas, ils continuent comme si de rien n’était, mais une fois la porte refermée, ils ne m’atteignent plus. Ils sont au-delà de ce que je perçois. Au-delà de moi.
La chambre. Le bureau et la chaise. La lampe encore éteinte. Entre ces quatre murs s’inventent des mondes qui n’existent nulle part ailleurs ; ils s’esquissent, se dessinent et se colorent lentement, comme un tableau porté à la vie par une main encore hésitante. C’est dans ces univers-là que je me réinvente, que je me perds, loin de cette réalité refoulée derrière la porte.
Je me coupe du reste du monde, en ignore le cours pour au moins quelques heures. Que pourrait-il s’y passer qui attirerait mon attention occupée ailleurs ? Sans doute rien de plus que si j’en étais spectatrice ou actrice. Parfois, j’ai simplement besoin d’être absente du monde. Ni là, ni ailleurs, mais dans cet entre-deux, sur cette frontière qui délimite les rêves et le réel. Suspendu, séparé, en équilibre. Un endroit silencieux où peut s’élever le chant de ma plume, un espace vide à combler de mots.
M’y attendent des amoureux en sursis, des poèmes écorchés, des héros malgré eux, des anges et des fées, des blessures à guérir et quelques vies brisées. Je ne sais jamais qui je vais retrouver. Je les laisse apparaître, doucement, s’inviter jusqu’au fond de moi ; au-dedans de mes jours, de mes nuits, de ma vie. Je les autorise à creuser loin sous la surface, à labourer mon cœur. Ils peuvent verser du sel sur mes plaies, agrandir l’écorchure, éprouver les cicatrices…. Je me laisse faire. Je leur donne cette liberté pour qu’ils puissent trouver, dans ces failles au fond de moi, la justesse de mes mots.
Ce n’est ni facile ni rapide. C’est un travail de longue haleine, laborieux, acharné, qui se poursuit jusqu’à retirer un peu de grâce perdue dans les profondeurs du doute, des larmes et des questions. Je l’ai voulu ainsi. Inconsciemment, peut-être, mais c’est pourtant moi qui ai choisi. La douleur, puis la joie éphémère d’avoir pu l’adoucir ou l’illuminer par quelques rimes, quelques phrases, valent toujours mieux que le vide et l’ennui.
Je n’aspire pas à un bonheur paisible, qui se trouve portant à portée de main. Depuis le temps, j’aurais pu le saisir par poignées entières, le prendre à bras-le-corps, le serrer tout contre moi pour qu’il m’envahisse et me conquière. Mais je me suis contentée de quelques pincées entre deux tourments, le temps d’atténuer les cris de la vie qui explosent au creux de moi. Je me suis limitée à quelques inspirations pour bercer ces journées où l’on n’attend rien d’autre que le repos. Et j’ai laissé le reste s’envoler ailleurs, peut-être trop loin de moi, peut-être où d’autres personnes pourront s’en abreuver et goûter à des heures trop heureuses qui ne me ressemblent pas.
C’est comme si je jouais à un jeu auquel personne ne peut dicter de règles, il se déroule sans que l’on ne puisse rien changer. Mais l’absence de règle ne signifie pas l’absence de risque ; je prends celui de perdre entièrement, un jour, le moindre accès au bonheur. Parce que je voudrais quelque chose de plus fort, de plus beau, de plus grand… Une démesure à la hauteur de mes faiblesses, une intensité capable de remplir ce gouffre en moi, ce lieu où même les amoureux, les poèmes, les héros et les fées ont parfois peur de s’aventurer, parce qu’ils restent impuissants à reconstruire ce qui a été détruit.
J’attends quelque chose qui n’existe pas encore, ou peut-être pas du tout, et je trompe le temps qui passe en le berçant de mes mots. Ils remplissent des lignes, des pages, des cahiers et puis la chambre entière. Ils se lient, se lisent, s’assortissent ou bien s’opposent ; ils plantent le décor de tous ces autres mondes que j’imagine, loin du vrai qui finit toujours par frapper à la porte pourtant fermée. Ils s’assemblent et coulent au fond de ma gorge, le long de mes veines, en un poison trop sucré que l’on nomme inspiration.
Un jour peut-être ce poison remplacera mon sang et je n’aurai plus peur ; un jour peut-être serai-je faite d’encre, de papier et de rêves, libérée de ce corps qui m’emprisonne. Mais je n’ai pas encore trouvé la formule qui réalisera ce tour alors, en attendant, la magie de ma vie réside dans ces mots, ceux qui réunissent les amoureux, qui inventent des héros, qui referment quelques blessures ou qui rapiècent quelques poèmes… Tous ces mots emprisonnés au fond de moi, puis libérés sur des pages et échappés dans la chambre. À l’assaut de la réalité, non pas pour oublier le rêve, mais pour les confondre.
La lampe s’éteint à nouveau. Reste le bureau et sa chaise. La chambre encore peuplée de ces échos d’autres vies, d’autres mondes ; je peux me relever. Les mots ne me quittent pas tout de suite, ils m’accompagnent encore, comme pour suivre mes premiers pas.
Grâce à eux, je suis en paix pour quelques heures, et prête à affronter tout ce qui m’attend au-delà des murs, au-delà de moi.
La porte s’ouvre…

© OPHÉLIE PEMMARTY – TOUS DROITS RÉSERVÉS
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2 réflexions sur “Derrière la porte

  1. J’aime beaucoup votre écriture, des sentiments des émotions…
    Une pointe mystérieuse…
    Belle journée à vous.
    Tony

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